Je ne suis pas absolument sûr que ça se soit vraiment passé, c'était peut-être un rêve.
J'étais petit. Je crois que nous étions en vacances. Mon père et moi nous étions dans une espèce de fête de village, le soir, dans une rue bondée où on pouvait à peine bouger tant les gens étaient serrés les uns contre les autres. Tout le monde poussait plus ou moins ceux de devant, poliment, aimablement, en essayant de ne pas dire « Pousse-toi de là grosse vache, tu me sues sur l'épaule et tu m'empêche d'avancer ».
Je me suis accroupi et j'ai regardé autour de moi pour trouver un chemin permettant d'avancer dans cette forêt de jambes pantalonnées. J'ai trouvé un passage, et je me suis frayé dedans en rampant. A certaines intersections il fallait faire un choix, et comme il était difficile de se repérer
là-dessous je n'étais plus tout à fait sûr d'avancer dans la bonne direction. A un moment, je me suis rendu compte que mon père ne m'avait pas suivi. Ou peut-être s'était-il perdu en route ?
Je suis revenu sur mes pas, soulevant sur mon passage des rires, des exclamations, des rouspétages indignés loin au-dessus de moi. Je me rendis compte que l'itinéraire que j'avais suivi s'était effacé au fur et à mesure de ma progression : des murs s'étaient dressés, des portes s'étaient ouvertes, des clairières se découvraient où je croyais trouver un point de repère (un gros, un chien, une jupe particulièrement laide...)
Je commençais à avoir un peu peur. Allais-je devoir passer la nuit ici ? Je n'avais pas prévu de quoi camper. Au matin, sans doute y verrais-je plus clair. J'en étais là de mes considérations quand un rugissement de rage retentit, suivi presque immédiatement d'un coup de feu. La foule de grandes personnnes hurla de peur, et s'écarta comme une marée en hurlant de terreur. Je vis que je n'étais pas du tout dans la bonne direction pour retrouver mon chemin. Puis je vis, au milieu de la route, mon père tenant un revolver pointé devant lui, légérement en l'air. Le bras tenant l'arme semblait tirer son épaule en avant, tandis que son autre bras était baissé et à l'écart du corps. Son regard perçant était fixé sur moi.
Il baissa son revolver et le remit à sa ceinture, puis marcha vers moi d'un pas augurant du pire pour ma pomme. Il posa sa main sur mon épaule.
« Seuls les enfants qui ont quelque chose à se reprocher fuguent, fils.
– Je n'ai pas fugué, Papa !
– Ah non ?
– Je cherchais un chemin vers le bout de la rue. Je pensais que tu me suivais, mais quand j'ai vu que tu n'étais pas derrière je n'ai pas pu retrouver mon chemin. Tout était mélangé et...
– Ca va, allons... Rentrons au centre de vacances, on pourra peut-être avoir la fin de la Soirée Karaoké. »
Il me prit dans ses bras et nous nous envolâmes pour filer dans la nuit, sans un bruit.
Je ne suis pas absolument sûr que ça se soit vraiment passé, c'était peut-être un rêve.