mardi 19 février 2008

Orph013

« J'vous emmène ?

– Non merci, Monsieur. C'est gentil, mais j'aime bien marcher. »

L'homme fronça les sourcils, eut l'air de croire que je n'avais pas compris sa question. Il se pencha un peu plus sur le siège passager de sa camionette, et dit plus fort, en articulant autant que ses dents manquantes le lui permettaient :

« J'VOUS EMMENE, QUE J'DIS ??!
– Monsieur, je vous remercie mais NON, ça va, j'aime marcher ! Je vais marcher jusqu'au prochain village ! Ca va, merci. »

Il semblait maintenant interloqué par ma réponse. Il ne savait pas trop si j'étais fou, attardé ou simplement bouché. Je dois dire que j'en étais au même point. Il se remit d'applomb sur son siège, le regard droit sur la route, la ligne du dos crispée, semblant réfléchir de toutes ses forces.

Puis il se pencha derechef vers moi, toujours sans arrêter son véhicule. Sa trajectoire déviait à droite quand il faisait ça, et je craignais de ne devoir bientôt marcher dans la boue du fossé.

« J'VOUS DEPOSER... »

Il s'arrêta au milieu de sa phrase, se redressa et regarda à nouveau sa route, puis revint aussitôt vers moi :

« J'vous déposerais pas à Montfracours, dites ? Son ton était plus doux, et une ébaûche de sourire se dessinait sur son visage creusé de rides : on aurait dit qu'il s'exprimait auprès d'un enfant peu éveillé. Il arrêta complètement la voiture, et je me penchai devant la fenêtre tandis que Suraj flânait autour et reniflait les pneus.

– Vous savez, Montfracours c'est à bien huit bornes, z'y s'rez pas avant la nuit ! J'ai d'la place à l'arrière pour vot' sac et vot' chien, pis j'ai jamais vu dire que j'mangeais les gens moi.

Il émit un rire monophonique qui ressemblait à un claquement.

– Monsieur, c'est très gentil à vous de proposer, mais je compte marcher tant que je pourrai, et camper dans un champ quand moi ou mon chien sera fatigué. Je marche depuis deux cents kilomètres, ce n'est pas la première fois que je fais ça. J'ai l'habitude, ça va. Mais merci. »

J'avais fait mon possible pour parler lentement et distinctement, en surveillant son regard pour être sûr qu'il comprenne.

Sa perplexité semblait maintenant totale. Il me fixa encore quelques secondes dans les yeux, puis se redressa à nouveau sur son siège. Suraj, qui avait fini de parfumer la roue avant gauche de la camionette, revint à côté de moi en quémandant une caresse. Je lui frottai la tête et derrière les oreilles. La main sur le frein à main, l'homme dit :

« Bon... »

Il me regarda à nouveau, hésitant :

« Bon ben... Ben bonne route, hein. Ben salut.

– Au revoir. »

Il démarra, et je regardai le véhicule s'éloigner en cahotant sur la route. En fait, même quand il regardait la route, sa trajectoire n'était pas des plus certaines.

Je croisai le regard de Suraj.

« Je sais pas si tu comprends mieux les hommes que moi, mon vieux... »

Je massai mes épaules endolories par le poids du sac, et reprismon chemin. A peine avais-je parcouru dix mètres, que le chant nasillard d'une marche arrière me fit lever les yeux du bout de mes pieds.

C'était lui : il revenait.

Il passa la tête par le toit ouvrant et beugla, à cinquante mètres de moi :

« J'TROUVE CA SUPER, C'QUE VOUS FAITES ! C'EST COOL ! Un bon jeune ça, un bon jeune ! Au revoir ! Bonne route, et bonne nuit ! »

Puis il rentra dans l'habitcle et repartit, sa main s'agitant toujours par le toit ouvrant.

Je suivis la camionette du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans l'ombre d'une forêt, à moins de deux kilomètres.

« Ben mon vieux... Les gens sont comme ça. »

Je passai un instant la main sur le pelage du flanc de Suraj, qui commençait à s'agiter, désireux de repartir.

Nous passâmes la nuit dans la forêt que j'avais aperçue un peu plus loin, et je ne revis jamais l'homme.


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Lion, de son prénom Fred, est un type qui existe, même qu'il est encore vivant et qu'il a l'air bien parti pour vider tout mon stock de bière à mon anniversaire. Il est allé jusqu'en Inde à pied avec son chien Suraj, et est resté quatre ans loin de sa dulcinée avec qui il vit aujourd'hui à Aix-en-Provence.
(mais on s'en faut que ce soit exact ou non, ça fait glamour ! Et le glamour, PUTAIN, c'est super important !!! oO)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ouais fin en fait, Fred et moi on s'est "rencontré" et avons commencé à avoir de longues discussions sur msn que depuis la Chine.

Lorsqu'il est parti de France, il était avec une demoiselle nommée Laeti (de son surnom) et qu'ils se sont séparé au environ de la Roumanie (enfin de quand Fred y était) si je me souviens bien.

Donc il est juste resté un peu plus d'un an loin de moi sachant qu'il était déjà loin quand on s'est connus.

Mais ça n'empêche pas que depuis son retour nous vivons une idylle idyllique et que la vie est belle! :)

Heu sinon... j'ai pas compris pour la bière, c'est ironique?


Super texte en tous cas! :) Merci pour le clin d'oeil

Jali'