samedi 26 janvier 2008

Orphelin douxième

J'ai décidé de ne plus me faire chier avec les titres de mes orphelins. Sauf si une idée particulièrement heureuse me vient à l'esprit, ils porteront désormais un simple numéro. Déjà dépourvus de parents, les pauvres petits n'auront même plus de nom... Qu'il est dur d'être un texte, de nos jours.
Celui que je vous présente aujourd'hui est donc l'Orphelin Douzième (j'ai arbitrairement commencé la numérotation à 11, dans l'incapacité de dénombrer ceux existants), et un de mes préférés. Le premier paragraphe (jusqu'à "nous ne nous serions connus, sans doute") a été écrit voilà un mois environ, mais les principales idées pour la suite étaient déjà dans ma tête. Je songe à la suite, mais évidemment ne vous attendez pas à grand chose, vous avez 90% de chances d'être déçus...

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Henry était parti devant pour voir de quoi il s'agissait. Alice, Percy et moi-même étions restés en retrait, près des chevaux, quand il ne nous aurait rien coûté de plus d'aller jeter un œil ensemble sur nos montures. Henry était clairement le plus courageux d'entre nous. Le plus téméraire, le plus fou, le plus chevaleresque. Sans lui, jamais nous ne nous serions lancés dans ce voyage. Maintenant que j'y pense, sans lui jamais nous ne nous serions connus, sans doute. Jamais nous n'aurions connu l'Enfer.

« Alors ! De quoi s'agit-il, Henry ? »

C'était Percy qui avait crié cela. Sa voix mélodieuse, poussée à crier, et teintée de l'inexplicable angoisse qui nous étreignait comme en préambule des événements ultérieurs, était devenue un croâssement sec et rugueux, glissant sur cette étendue désertique. Aucun son ne résonnait, tout était lamentablement desséché, aride, mort dans cette vaste steppe où régnait la poussière et les violentes bourrasques agitant les touffes d'herbe à l'aspect fossilisé. Qu'étions-nous venus chercher dans cette haine atroce ?

Agenouillé près de la forme sombre allongée dans l'herbe sèche, Henry avait relevé la tête vers nous. Il était trop loin pour que nous puissions distinguer l'expression de son visage

« Vous devriez venir voir, cria-t-il simplement en réponse. »

Pour une raison qui m'échappe encore, nous mîmes pied à terre et marchâmes pour rejoindre notre compagnon, guidant les chevaux à la longe. Quand nous fûmes à vingt pas, Alice poussa un petit cri, articula quelque chose comme « Mais qu'est-ce que... » Elle fit quelques pas en courant vers la forme curieuse et Henry, qui n'avai pas bougé, puis revint se blottir dans les bras de Percy, haletante, au bord des larmes.

Percy n'avait encore rien vu, ma jument — Armaeï — lui bouchant la vue.

« Alice, qu'y a-t-il... ? Qu'as-tu vu ? »

Alice ne répondit pas. Percy se détacha d'elle un instant, et retourna son regard vers Henry et sa trouvaille. Je les avais déjà rejoints, et me tenais debout à côté de Henry. Raide, insensible, froid, mon regard figé sur le corps d'un homme étendu sur le sol. L'état de désséchement de son visage semblait indiquer qu'il était là depuis plusieurs mois. Ses vêtements de type occidental trahissaient son origine. Il ne portait nulle blessure apparente. Ses yeux était clos, ses traits sans expression. Ses cheveux bruns étaient tirés en arrière et retenus par une ficelle. Il était probablement beau.

« Il est mort. » déclara Percy.

Henry regarda son frère comme s'il le voyait pour la première fois :

« Merci Percy, sans toi je crois que nous ne serions jamais arrivés à une conclusion si éclatante de vérité.

- Partons d'ici. »

La voix d'Alice avait semblé un hurlement dans le relatif silence de la scène. Percy se retourna vers elle. Henry lui faisait déjà face et je n'avais qu'à tourner la tête.

« Partons d'ici avant qu'il ne nous arrive malheur. Il ne fait jamais bon à rester auprès d'un mort.

- Mais ma douce, nous ne pouvons pas laisser ce malheureux ici, sans sépulture, sans nom, sans mémoire...

- Je veux partir d'ici ! »

Cette fois, elle avait vraiment hurlé. Elle semblait furieuse. Ses poings étaient serrés, son front plissé et ses joues se rosaient malgré le vent piquant.

« Je m'oppose, dis-je, à ce que nous laissions un homme gisant au milieu de ce désert sans nom, à la proie de tous les charognards et de la décomposition.

- Aucun charognard n'est venu souiller sa dépouille, fit remarquer doucement Henry.

Je poursuivis, imperturbable :

- Il fut un homme civilisé et respectable comme chacun de nous ! Regardez son pantalon, son veston, sa chemise ! Il a même une montre ! Cherchons dans ses papiers son identité et creusons lui une tombe. »

Nous votâmes. Henry ne se prononça pas, Alice tint à poursuivre notre route le plus vite possible, et Percy et moi-même défendîmes le droit à la sépulture de notre inconnu. Percy sembla hésiter à s'opposer à la douce Alice dans l'état d'énervement inhabituel où elle était. En outre, il devait craindre qu'elle ne se décide à repartir seule sur un coup de tête, nous laissant avec notre mort sur les bras.

L'homme s'était appelé Henri Désir, il était français. Henry ne sembla pas réagir à la ressemblance de leurs prénoms. A un moment donné, Percy chercha mon regard tout en lorgnant d'un oeil sur la montre gousset qui dépassait de la poche du joli veston. Comprenant son dessein je m'emportai contre lui, m'indignant de cet éclair de méchante cupidité qui ne savait pas même s'arrêter aux poches d'un mort.

« N'as-tu donc de respect pour rien, Percy Weyland ? Viendras-tu fouiller ma dépouille, celle de ton frère et de ta femme pour y glâner ta fortune ? Loin d'ici, misérable. Henry, as-tu fini de creuser ? »

J'aidai mon ami à achever l'ouvrage, puis descendis avec lui dans la fosse pour installer Monsieur Désir dans sa dernière demeure. Ceci fait, nous le recouvrîmes de terre et tracèrent une croix dans le sable, au-dessus de son nom. Je murmurai quelques prières dont les mots s'effilochèrent dans le vent qui se levait. Alice était restée en retrait, mais s'avança tout de même à ce moment pour faire un signe de croix et rendre un hommage silencieux à cet homme qu'elle n'avait pas connu. Peut-être à cause de ce geste, seul sincère parmi ceux que nous autres hommes reproduisîmes, mourut-elle la première.

La nuit venait. Nous installâmes notre campement à quelque deux cents mètres de la tombe, conformément au voeu silencieux d'Alice. Nous dressâmes des paravents pour protéger notre feu du vent qui faisait claquer et gonfler les toiles. Nous mangeâmes rapidement une de ces affreuses mixtures en bocaux que Percy conservait dans ses bagages, et nous allongèrent en rayon autour du feu. Tandis que Percy chantait doucement une berceuse pour Alice, je contemplais, au creux de mon duvet, le reflet des mots « Henri Désir » gravés dans le laiton d'une montre à gousset.

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